Jean-Claude Carrière, le temps d'une vie

Il vient de nous quitter, un peu dans l'indifférence et pourtant, ce monsieur nous laisse une trace de son passage parmi nous, avec une grande humilité. Scénariste - il a travaillé avec Luis Bunuel -, au théâtre avec Peter brook, avec Louis Malle et Pierre Etaix. Ecrivain, il a écrit des romans, des livres de conte mais aussi des entretiens avec des astrophysiciens ou le Dalaï-lama. Un bel et grand humaniste... " faire la vie belle et bonne et penser aux autres", " être perméable à la beauté et au rire". Son dernier ouvrage, La vallée du néant, publié en 2018 aux éditions Odile Jacob est une véritable ode à la vie, " le secret du néant, c'est la vie ", nous dit-il ;  une lecture vivifiante en ces temps troublés et ce n'est pas la Covid 19 qui les trouble le plus quand on lit ce qu'il nous dit dans cet entretien qui date de 1999 ! J'adore et j'adhère, évidemment... Merci monsieur, pour tout ce que vous nous laissez afin de méditer au mieux sur notre vie avec optimisme  mais avec aussi lucidité car il va bien falloir que ce manège incessant d'absurdités cesse au risque sinon de nous engloutir, en ce XXIème siècle, tous dans une folie incommensurable.

Fran Nuda


Extrait de propos recueillis par Marc de Smedt et Miche Piquemal en 1999 :

L'occident moderne tient à la liberté individuelle plus qu'à la prunelle de ses yeux ; a-t-il raison, a-t-il tort, puisqu'il est courant de dire que l'égoïsme est le mal absolu ?

J.-C.C  : Vous posez là une question presque socio-politique : comment tenir un Etat ? Je crois que l'individu contemporain est devenu fou. Fou de la liberté qui lui a été donnée. Et c'est encore plus sensible aux Etats-Unis, mais nous y venons à grands pas. Vous savez qu'il y a des directeurs d'école qui refusent de faire installer tel ou tel équipement sportif dans l'idée qu'il va se casser et que les parents d'élèves risquent de leur faire un procès car tel panier de basket défectueux a blessé un enfant ! Et dans tous les domaines on ne va plus pouvoir bouger sans faire appel aux avocats. Le culte de l'individu moderne s'accompagne inévitablement de considérations mercantiles. L'individu est devenu une entité que l'on monnaye : ma liberté individuelle, qui juge que n'importe quelle institution est responsable du maintien de mon individualité en bon état, veut en tirer de l'argent en cas d'accident. C'est là une étrange perversion de la notion d'individu. L'émergence de la notion d'individu, grosso modo à l'époque de la Révolution française, bien qu'elle soit née avant et qu'elle ait mis longtemps à être reconnue dans tous ses droits, a conduit ce même individu à profiter de cette conquête pour la monnayer. Sur ce point-là, si j'étais législateur, je serais extrêmement ferme.

Je limiterais les droits de l'individu dans ce territoire-là. Je trouve que le laxisme a des limites et que l'exemple que je viens de citer montre ces limites très clairement. Je vous reçois ici dans ce village, et nous en connaissons d'autres où le maire est strictement paralysé dans son action à cause de cet état de fait. C'est là une perversion d'une conquête juridique et de la démocratie en particulier. Et c'est inquiétant. Pascal Brukner raconte l'anecdote suivante : il y a dans Fantasia, de Walt Disney, un ballet d'hippopotames, drôle et bien fait. On a ressorti il y a quatre ou cinq ans ce film sur les écrans à Los Angeles et il y a eu une manifestation d'obèses, s'estimant insultés par cette scène et voulant faire interdire le film. C'est extraordinaire : l'individu hyppopotame est gros par nature. Que des obèses s'y reconnaissent et manifestent prouve que l'on marche sur la tête. 

Je ne veux pas me faire le chantre des vertus antiques, mais je tiens à rappeler que dans le Mahâbhârata, qui a été une oeuvre profondément réfléchie pendant un ou deux millénaires, le meilleur des rois est un homme extrêmement bon, qui a du mal à être cruel et n'a qu'un désir, quitter le pouvoir. Et ce vrai roi, Dharma Raja, le Dharma Roi, qui a tout pour être roi, ne rêve que de se retirer dans les bois en ermite. Il a fallu le forcer à être roi, au prix de trente à quarante années d'efforts. Mais une fois qu'il devient roi, qu'il est devenu ce qu'il est ( ce qui est le but de toute démarche philosophique - et non pas de devenir ce que l'on n'est pas, ce qui est  l'erreur de tant de gens autour de nous ), une fois qu'il est roi, il exerce le Dharma et donc la justice. Mais justice ne signifie pas laisser faire. Il est d'ailleurs assis sur son trône avec les deux pieds posés, le gauche légèrement ouvert, pour montrer l'ouverture, l'accueil, et le droit, retiré et fermé pour montrer qu'il peut se lever à tout moment et partir. De plus, ce meilleur des rois tient toujours un bâton qui indique non un désir de frapper, mais il se trouve là comme instrument correctif témoin d'une connaissance lucide de la nature humaine.

Si l'on prétend que tout individu a tous les droits, même dans le respect de la loi, les droits de chacun de ces individus, s'ils sont librement exercés, vont rendre la société absolument invivable. Invivable au vrai sens du mot : on ne pourra plus vivre ensemble, deux personnes ne pourront plus s'associer sans que l'une place ses droits en face de ceux de l'autre et les impose, ce que l'autre refusera, etc. Nous allons peut-être ainsi vers une société invivable d'un autre type, que nous n'avions pas prévue. Le politiquement correct peut conduire au politiquement impossible en paralysant l'action politique ; le socialement correct peut conduire à des sociétés invivables ; l'artistiquement correct peut conduire à une absence totale de liberté d'expression et le religieusement correct à l'intolérance pure et simple, voire au fanatisme.

L'espèce humaine à la fin de ce siècle est sept fois plus répandue qu'au début, et les problèmes sont donc, de ce fait, sept fois plus nombreux. Regardons simplement les actualités : grosso modo,  il n'y a vraiment rien de neuf, rien de vraiment oublié, rien de passé dans la violence, la brutalité et la stupidité humaines. Aucun des problèmes qui se sont posés au XXème siècle n'a été résolu : ils sont tous ouverts au début du XXIème siècle. Le problème capital de l'environnement, le problème de la surpopulation, le problème de la montée de la violence... ils sont tous là.

Ma grande crainte est que, comme nous ne voudrons pas vivre dans une société invivable, nous allions vers des systèmes dictatoriaux forts.

Jean-Claude Carrière, 1999


Commentaires

  1. Super bel hommage je trouve, et l'article en lui-même est très intéressant oui, je rejoins Pasty. Je ne connaissais pas vraiment ce monsieur, merci du partage ! Mako

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  2. un grand respect pour ce monsieur,ses propos sont tellement vrais ,merci Fran pour cette belle découverte.

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  3. Je ne connais pas vraiment ce monsieur et le regrette. Comme tu t'en doutes j'adhère !

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